• Le dernier des injustes

     Ce documentaire est une pure merveille. Bien qu'il dur e3h40, on ne voit pas le temps passer! On apprend plein de choses.

    scénario: 18/20      technique: 18/20    note finale: 18/20

    Le dernier des injustes

    1975. A Rome, Claude Lanzmann filme Benjamin Murmelstein, le dernier Président du Conseil Juif du ghetto de Theresienstadt, seul "doyen des Juifs*" à n’avoir pas été tué durant la guerre. Rabbin à Vienne, Murmelstein, après l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne en 1938, lutta pied à pied avec Eichmann, semaine après semaine, durant sept années, réussissant à faire émigrer 121.000 juifs et à éviter la liquidation du ghetto.
    2012. Claude Lanzmann à 87 ans, sans rien masquer du passage du temps sur les hommes, mais montrant la permanence incroyable des lieux, exhume et met en scène ces entretiens de Rome, en revenant à Theresienstadt, la ville « donnée aux juifs par Hitler », « ghetto modèle », ghetto mensonge élu par Adolf Eichmann pour leurrer le monde. On découvre la personnalité extraordinaire de Benjamin Murmelstein : doué d’une intelligence fascinante et d’un courage certain, d’une mémoire sans pareille, formidable conteur ironique, sardonique et vrai.
    A travers ces 3 époques, de Nisko à Theresienstadt et de Vienne à Rome, le film éclaire comme jamais auparavant la genèse de la solution finale, démasque le vrai visage d’Eichmann et dévoile sans fard les contradictions sauvages des Conseils Juifs.

    * selon la terminologie nazie

     

    Après Shoah, film-monument dédié à la mémoire des Juifs disparus, Claude Lanzmann a utilisé à plusieurs reprises l'immense matériau accumulé lors du tournage pour développer, dans des films nouveaux et toujours admirables, des aspects restés dans l'ombre de l'œuvre initiale. Contrairement à cette dernière, organisée sur le mode de la prolifération et de la fugue, ces surgeons creusent une problématique particulière autour d'un seul personnage, que l'art discursif et incisif de Lanzmann parvient à chaque fois à rendre inoubliable. Maurice Rossel, délégué de la Croix-Rouge, dans Un vivant qui passe (1997), sur l'aveuglement des témoins ; Yehuda Lerner, combattant héroïque, dans Sobibor, 14 octobre 1963, 16 heures (2001), sur la révolte dans les camps ; Jan Karski, résistant polonais, dans Le Rapport Karski (2010), sur la divulgation du génocide dans le camp allié.
    A leur suite, on découvre aujourd'hui Benjamin Murmelstein dans Le Dernier des injustes. Film choc, vertigineux, amer et sardonique, portant sur la plus perverse des questions engendrées par l'horreur nazie : la compromission des victimes dans le processus de leur propre extermination, à travers la nomination, dans les ghettos, de responsables dénommés « doyens » à la tête des tristement célèbres conseils juifs (Judenrat).

    Ces hommes étaient chargés d'encadrer administrativement l'horreur organisée par les nazis et de désigner ceux qui partaient dans les convois vers les camps. Intenable situation, qui conférait à quelques-uns l'illusion d'un pouvoir qui ne changeait rien, y compris pour eux-mêmes, à la politique d'extermination. Certains en abusèrent ; d'autres, au contraire, s'acharnèrent sinon à éviter, du moins à différer le pire.

    C'est le cas de Benjamin Murmelstein, sombre et étincelant héros de ce film, que Lanzmann rencontre en 1975 à Rome. Rabbin à Vienne, il devient, en décembre 1944, le troisième président du conseil juif du ghetto de Theresienstadt, en Tchécoslovaquie, une antichambre de la mort camouflée en ghetto modèle. Ses deux prédécesseurs ont été remerciés d'une balle dans la nuque. Il sera le seul Juif à avoir assumé cette fonction qui survivra au génocide.
    A l'époque où Lanzmann le rencontre, il vit reclus en Italie, au ban de sa propre communauté, objet d'une haine encore vivace parmi les survivants. Cet entretien, que Lanzmann mène sans aucun ménagement, est donc pour son interlocuteur une sorte de plaidoyer, une manière rétrospective de justifier son action et de laver son honneur.
    Il n'est toutefois pas certain que l'intérêt du film consiste à juger de la sincérité de cet homme, qui paraît entière. Ce film, cet homme sont au-delà de la vérité ou du mensonge. Ils tirent leur puissance de la sidération morale suscitée par l'abjection, du côté « bigger than life » de ce diable d'homme sorti tout vif d'entre les cendres d'un peuple exterminé. Doté d'une intelligence étourdissante, d'un humour dévastateur, d'une tchatche d'enfer, en un mot d'une vitalité à toute épreuve, Benjamin Murmelstein est un monstre revenu impromptu d'un type d'enfer dont on n'a même plus idée. Interlocuteur « privilégié » d'Eichmann en Autriche et contempteur subtil des thèses d'Hanna Arendt sur la « banalité du mal », le picaresque monsieur Murmelstein, truculent vieillard à l'heure où Lanzmann le rencontre, vous racontera en un mot quelques histoires vraies auprès desquelles le scénario imaginaire du Inglourious Basterds de Tarantino paraît une très naïve comptine.

    Il est un autre point qui rend ce film infiniment précieux. C'est la double présence à l'écran de Claude Lanzmann. Celle de l'homme mûr qu'il fut dans son face-à-face avec Murmelstein, et celle de l'homme vénérable qu'il est devenu aujourd'hui, psalmodiant d'une démarche désormais un peu vacillante de longues contextualisations historiques sur le quai d'une gare est-européenne ou dans l'enceinte de l'ancien camp. Dans ce repli du temps, naît l'impression que Lanzmann tend à distance la main à Murmelstein, dont il partage aujourd'hui, à l'heure où le génocide entre dans l'Histoire, l'infinie solitude et le sentiment d'être sans doute le dernier témoin. Cela suffit à le rendre bouleversant.

    (le monde)

    Documentaire, 3 h 38 

    En 1975, alors qu’il se lançait dans la préparation de Shoah, sorti dix ans plus tard, Claude Lanzmann interviewa à Rome un vieux monsieur à l’esprit brillant, aux réparties mordantes et au passé très contesté : Benjamin Murmelstein. Une semaine durant, après de difficiles tentatives d’approche, le cinéaste posa ses questions, sans le ménager, à l’ancien président du Conseil juif du ghetto de Theresienstadt (Terezin, aujourd’hui en République tchèque), seul « doyen des juifs », selon la terminologie utilisée par les nazis, encore en vie dans l’après-guerre.

    Ce matériau incroyable – des heures et des heures d’enregistrement – ne trouva pas sa place dans l’œuvre en préparation et fut confié, pour conservation et mise à disposition des chercheurs, au Holocaust Memorial Museum de Washington, aux États-Unis.

     

    Le rôle intenable des présidents de conseils dans les ghettos juifs

    Près de quatre décennies plus tard, Claude Lanzmann, qui aura 88 ans à la fin du mois, a ressenti la nécessité de s’emparer pour de bon de ce témoignage de première importance. Il lui fallait, par devoir de mémoire envers l’homme qui lui avait accordé sa confiance, tirer de ces entretiens un film à part entière. Un film qui aide à mieux comprendre l’engrenage ayant mené à la mise en œuvre de la solution finale, qui permette de mieux cerner, sans concession, le rôle intenable des présidents de conseils dans les ghettos juifs, confié à des notables – Benjamin Murmelstein était rabbin. Un film, aussi, qui rende justice à celui qui se surnommait lui-même le « dernier des injustes » et qui, dès 1938, se trouvait en contact régulier avec Adolf Eichmann sur la question de l’émigration forcée des Juifs d’Autriche.

     Le Dernier des injustes tient de front tous ces engagements. Sans dissimuler sa fatigue, Claude Lanzmann parcourt les lieux au sinistre passé, éprouve leur permanence. Il lit, énumère, désigne, ajoute de nouvelles pièces à l’immense puzzle de la mémoire. Raconte comment les nazis envisagèrent de déporter les juifs à Madagascar et, devant l’impossibilité d’une telle entreprise, entreprirent de créer de véritables « réserves » juives (notamment à Nisko), après l’annexion de la Pologne…

    Theresienstadt, ce « ghetto modèle »

    Présenté hors compétition lors du dernier Festival de Cannes, ce passionnant documentaire, d’une stupéfiante densité, offre une vision éclairante du cas particulier de Theresienstadt. Ce « ghetto modèle » – ou « ghetto pour la montre », comme le dit Claude Lanzmann – fut utilisé par les nazis pour abuser la Croix-Rouge internationale et leurrer les Alliés. Cent quarante mille juifs y furent envoyés entre 1941 et 1945. Soumis aux mêmes ignominies qu’ailleurs, ceux de Theresienstadt durent en plus jouer le jeu du mensonge et de la propagande, contribuer à faire croire que le ghetto était « une sympathique station thermale »

    Considéré par certains comme un traître à la solde de l’oppresseur – l’historien et philosophe juif Gershom Scholem réclama sa pendaison alors même que la justice l’avait innocenté après-guerre –, Benjamin Murmelstein fut le dernier des trois « doyens » de Theresienstadt. Les deux premiers furent exécutés d’une balle dans la nuque par les nazis.

     « Je considère comme évident le fait que j’étais une marionnette, mais il fallait que cette marionnette puisse influer sur le cours des choses en tirant elle-même sur ses fils », dit-il. Celui qui avait la réputation d’être un méchant, un dur, se voit plus en Sancho Panza qu’en Don Quichotte. « Un chirurgien ne pleure pas sur son patient pendant l’opération », lance-t-il. L’embellissement mystificateur du ghetto ? « Il fallait se prostituer, participer à la farce, dit-il, pour amener Eichmann à le montrer. S’il le montrait, il ne pouvait plus le faire disparaître. » 

    Un être confronté à l’impensable

     Et de fait, Theresienstadt (Terezin) fut, à la fin de la guerre, le seul ghetto à n’avoir pas été « liquidé ». « J’ai survécu parce que j’ai fait comme Shéhérazade », explique encore cet homme de grande culture, spécialiste des mythologies, qui dessine un Eichmann fanatique, violent, corrompu et s’en prend vertement à la théorie de la banalité du mal développée par Hannah Arendt au cours du procès de ce dernier, en 1961.

    Si Le Dernier des injustes est un film remarquable, c’est aussi parce qu’au-delà de tout, le spectateur ne peut rester insensible à la personnalité de Benjamin Murmelstein, dont Claude Lanzmann, question après question, tente d’appréhender toute la complexité. Vertigineuse entreprise visant à percer les mystères d’une existence, à s’approcher de la vérité d’un être confronté à l’impensable et finalement réhabilité par le cinéaste. « Notre échange d’aujourd’hui est un épilogue tardif à mes activités publiques de l’époque. » Ainsi l’ancien « doyen » amorçait-il le dialogue, trente ans après la fin de la guerre et quatorze ans avant sa mort, en 1989, sans jamais avoir pu se rendre en Israël.

    (la Croix)

     


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